« C’est un sujet qui ne laisse personne indifférent »
Dimanche 18 février, à la cathédrale Saint-Bénigne de Dijon, Monseigneur Roland Minnerath, archevêque du diocèse de Dijon, a donné sa première conférence de Carême, sur « Les anges dans la tradition chrétienne ». Retrouvez ci-dessous le texte – intégral – de son intervention. Mgr Minnerath donnera trois autres conférences dans les semaines à venir, le dimanche 25 février (l’origine des anges), le dimanche 4 mars (les hiérarchies angéliques) et le dimanche 11 mars (nos anges gardiens). Les conférences ont toujours lieu à la cathédrale Saint-Bénigne, à 18h30. (photos MAT)
« Le sujet des anges ne laisse personne indifférent.
On a beaucoup d’imagination quand on parle des anges et pourquoi pas. Mais en réalité il faut cerner quelle est l’existence, quel est le rôle des anges dans la révélation chrétienne, dans la bible et donc dans l’histoire du salut. Et pour cela il faut faire un parcours rigoureux, c’est ce que vous avez voulu faire avec moi et je vous en remercie.
Il s’agit de bien cibler la présence des anges dans l’Ancien et le Nouveau Testament et surtout (et cela sera l’objet des conférences suivantes), examiner la mise en doctrine de tous ces éléments par la Tradition de l’Eglise, car la bible elle-même est assez sobre en ce qui concerne les réalités angéliques. Elle ne nous dit pas d’où viennent les anges, ne nous dit même pas où et quand ils ont été créés, ni quelle est leur nature. Tout cela sera l’objet de la théologie chrétienne qui va s’en emparer rapidement et qui va nous présenter une vision des anges dont certains éléments nous sont bien connus notamment dans la liturgie. Nous en parlerons surement à la fin. Nos liturgies sont des liturgies célébrées ensemble avec la liturgie céleste autour de la très sainte Trinité.
Ce que l’Ecriture nous dit
Je voudrais surtout vous dire en commençant que parler des anges c’est se mettre à l’écoute de ce que l’Ecriture a à nous dire. Il ne faut pas se lancer tout de suite dans des représentations sensibles qui peuvent être maladroites et peut-être naïves. Les anges ont trop suscité l’intérêt de personnes un peu farfelues. Ce qui nous intéresse c’est de prendre conscience de ce qui nous est vraiment dit au sujet des anges.
On va faire un parcours pour bien situer la sobriété avec laquelle l’Ecriture nous en parle. Dans toutes les religions, il est question d’esprits célestes, d’êtres invisibles ; dans toutes les religions, que ce soit la lointaine Chine, l’Inde avec ses nombreux génies, les davas ; que ce soient les civilisations proches d’Israël notamment Babylone, la Perse et puis les gréco-romains. Chez les Romains chaque personne à son génie, son double qui peut être invoqué. Egalement dans les religions archaïques, animistes, il y a des esprits célestes qu’il faut toujours se concilier et qui font partie de la vie. Très longtemps l’humanité n’a pas mis en doute l’existence d’êtres invisibles tout en n’ayant pas une conception très précise et documentée sur la nature de ces êtres. Ces êtres ont peuplé l’imagination du monde.
En ce qui concerne les anges dans notre tradition biblique, c’est-à-dire judéo-chrétienne, jusqu’à la Renaissance, disons pendant toute l’antiquité et le Moyen-Âge, il n’y a aucun problème à admettre l’existence et la présence mystérieuse des anges. Il suffit de se reporter dans l’art et dans la statuaire à l’ange au sourire de nos cathédrales. Parce que l’ange représente le monde céleste qui est déjà présent dans notre monde terrestre, au cours de ces époques, la foi n’avait aucun problème à regarder ces anges comme un trait d’union entre le monde à venir et le monde humain dans lequel nous sommes encore plongés. Le moyen âge nous offre une belle tradition à la fois artistique et théologique concernant la vie des anges : c’est Saint Thomas d’Aquin puis un peu plus tard, Suarez, qui réalisent une synthèse de tout ce que l’Antiquité nous a livré au sujet des anges.
Les choses ont changé avec la Renaissance. La Renaissance c’est un peu un retour à la culture gréco-romaine païenne. Bien sûr qu’on n’abandonne pas les anges mais on en fait des objets de décoration. Ce sont les putti de l’art baroque, des petits bébés joufflus et fessus qui peuplent l’univers. On a un peu ridiculisé ce monde angélique de cette manière-là. Mais la plus grande attaque est venue si j’ose dire du rationalisme à partir du 17ème siècle. La pensée est alors naturaliste. Elle dit : ce qui existe c’est ce que je vois, ce qu’on touche, ce que je peux prouver. On est toujours dans ce courant-là. Et donc ce courant ne prend pas au sérieux l’existence même de créatures spirituelles ou angéliques. Je vous cite un mot de notre cher Descartes. Descartes en lisant Saint Thomas dit ceci : « St Thomas (13ème siècle) ne s’est donné nulle part ailleurs plus de mal pour prouver l’existence des anges et nulle part il n’est plus qu’inepte.» Parce que pour Descartes il y a le temps et l’espace, l’étendue, le monde matériel. Nous ne connaissons riend e ce qu’il y a au-delà. Ce sont les préjugés de l’âge rationaliste. Et puis d’autres philosophes comme Hobbes ou Spinoza vont dans le même sens.
Spinoza est un auteur très important. La religion, dit-il, c’est bien à condition de fonder une morale ; la religion est faite pour mieux vivre ; tout ce qui éloigne de l’éthique est inutile, et donc les anges ne l’intéressent pas. Puis est venue au 19ème siècle une lecture scientiste de la bible, une lecture qui démythifie. On dit alors que tout ce qui n’est pas rationnel, c’est du mythe et de l’irréel. Bien sûr il y a du mythe dans toutes les religions mais de là à envoyer du côté du mythe tous les récits qui concernent les anges, il y a un pas que nous n’allons pas franchir. Aujourd’hui on peut dire qu’il y a un regain d’intérêt ou une curiosité pour les anges. C’est peut être un intérêt qui n’est pas situé dans la tradition judéo-chrétienne de la bible. On trouve des êtres spirituels dans le New Age et dans toutes sortes de courants actuels : là je ne sais pas quoi dire parce que ce n’est pas notre rayon.
Nous allons essayer en une heure de voir comment la bible nous parle des anges. Ainsi nous aurons un socle solide sur lequel nous comprendrons que la tradition chrétienne a élaboré pour d’abord parler de leur origine : cela sera l’objet de la prochaine conférence et puis de leur structuration interne, de leur hiérarchie, puis enfin on parlera des anges et de leur fonction par rapport à nous, notamment de l’ange gardien dont chacun voudrait savoir un peu plus ce qu’il en est.
Dans l’Ancien testament
Si on prend l’Ancien Testament qui s’étale du 9ème au 1er siècle avant Jésus-Christ, on constate que les couches les plus anciennes sont extrêmement sobres en ce qui concerne les anges. Extrêmement sobres, pourquoi ? Parce que le problème était de maintenir le peuple élu dans la foi monothéiste : il n’y a qu’un seul Dieu et en dehors de Dieu, il n’y a pas de Dieu. Or tout le monde environnant avait ses dieux, ses dieux principaux et ses dieux secondaires. Il y avait donc un risque à développer un culte des anges qui risquait de détourner de la foi dans le Dieu unique. C’est une explication. Par contre plus tard lorsque le monothéiste sera bien enraciné en Israël, vous allez voir qu’on va accueillir des angélologies et des démonologies foisonnantes.
Keroubim
Commençons par le début. Nous lisons forcément l’Ecriture avec des yeux de croyants et on y voit des parallèles. On a relevé qu’au tout début de la bible et tout à la fin, il y a la présence d’un ange, manière de souligner leur importance. Les premiers êtres angéliques nommés dans la bible, ce sont les « Keroubim », les « chérubins » que Dieu place à l’entrée du paradis terrestre une fois qu’Adam et Eve en ont été chassés. Ce mot de « chérubins » est emprunté au monde babylonien environnant. Les Keroubim étaient des gardiens représentés sous la forme d’un taureau avec une tête humaine ou comme des lions ailés, des êtres mi-homme mi-animal qui sont censés garder le palais du roi. Ainsi les chérubins gardent le jardin d’Eden, le paradis d’où l’homme a été chassé. A la fin de la bible, à la fin de l’Apocalypse, il y a de nouveau un ange qui annonce que le Dieu des esprits, des prophètes a envoyé son ange pour montrer à ses serviteurs ce qui doit arriver. Et ce qui doit arriver c’est la venue de la Jérusalem céleste où tous les hommes sont maintenant accueillis. Un ange qui ferme la porte, un ange qui l’ouvre : que sont ces anges ? On se demande encore ce qu’ils sont ? On se dit : ils sont les messagers, ils portent un message qui nous renvoie immédiatement à Dieu. Dans toute la bible, l’ange nous renvoie à Dieu, à son dessein créateur, à son désir de sauver l’humanité. Ces premiers êtres spirituels, ces chérubins personne ne dit d’où ils viennent ni ce qu’ils sont. Il va falloir attendre. On finira par en savoir plus dans les générations suivantes.
L’ange du Seigneur
Dans l’Ancien Testament, il y a une expression qui revient souvent et qui montre la discrétion avec laquelle on parle des anges, cette l’expression « l’ange du Seigneur ». On la reprend dans nos prières : « l’ange du Seigneur annonça à Marie qu’elle concevrait le Sauveur ». L’expression « l’ange du Seigneur » revient à désigner le Seigneur lui-même. L’ « ange du Seigneur », c’est toujours une figure aimante qui manifeste que Dieu est du côté de son peuple. Par exemple, au moment où Abraham veut mettre à mort son fils Isaac, l’ « ange du Seigneur », l’appela du ciel pour lui dire d’arrêter. Lorsque Dieu se manifeste à Moïse dans le Buisson Ardent, nous voyons que l’ange du Seigneur est l’équivalent de Dieu : « l’ange du Seigneur lui apparut dans une flamme de feu », puis plus loin on lit : « Dieu l’appela du milieu du buisson ». Alors c’est l’ange ou c’est Dieu ? C’est le même. Autrement dit parler de l’ « ange du Seigneur », c’est une manière délicate de dire : « le Seigneur ». On n’en sait pas plus. Il est question d’un être qu’on appelle un ange mais en fait c’est le Seigneur qui agit à travers lui. Il faut toujours prendre cela en considération.
La même chose dans d’autres passages très intéressants lorsqu’Agar et son Fils Ismaël sont chassés, « Dieu entend le cri de détresse de Agar dans le désert ; l’ange du Seigneur répond » et puis ensuite on lit « puis Dieu lui ouvre les yeux ». L’ange du Seigneur, Dieu : on alterne, c’est le même acteur.
Il y aussi d’autres manières de faire apparaître ces êtres célestes. Au lieu de dire « des anges », on dit « des hommes ». Ainsi à Mambré, lorsque Abraham rencontre les trois hommes, (vous savez, c’est le thème de la fameuse icône de Roublev) : les trois hommes, ce sont des inconnus, mais c’est le Seigneur qui parle quand ces trois hommes s’expriment. Grande délicatesse de la Bible qui peut montrer que Dieu peut entrer en dialogue avec l’homme, avec l’humanité. Il a un porte-voix, un messager. Le messager s’efface totalement pour laisser la place à Dieu.
Les fils de Dieu
Il y a une autre expression assez curieuse dans l’Ancien Testament pour désigner des êtres angéliques, c’est l’expression « fils de Dieu » qui constituent, pour ainsi dire, la cour céleste autour de Dieu. Ces « fils de Dieu » forment autour de Dieu comme une armée. Ce sont aussi des images qui sont prises dans des civilisations environnantes, dans la mythologie cananéenne par exemple. Ce camp, c’est le camp de Dieu formé des fils de Dieu qui l’entourent et qui luttent. On lit ce beau poème dans le livre de Job : Quand Dieu créa le monde, les étoiles du matin chantaient et tous les fils de Dieu criaient d’allégresse » (Job 38,7) Les fils de Dieu existent donc avant la création matérielle du monde, ce sont des anges.
Cette catégorie qu’on appelle « les fils de Dieu », on les retrouve ailleurs. Notamment chez les prophètes. Le premier prophète qui fait apparaître l’existence d’un être intermédiaire entre Dieu et les hommes, c’est Ezéchiel. Il a une vision où il est transporté sur une haute montagne, et là, il voit un homme : « son aspect était comme l’aspect du bronze. » (Ez 40,3) C’est un ange qui va interpréter sa vision et l’aider à comprendre ce qui lui arrive. Il lui dit : « ensuite tu raconteras à Israël ce que tu as vu et entendu. »
Le trône de Dieu
Chez les prophètes, il y a très peu de nouveautés concernant le monde angélique. Sinon, la fameuse vision d’Isaïe au chapitre 6. Nous sommes toujours autour du trône de Dieu. On ne peut imaginer que Dieu soit seul dans son ciel : il faut qu’il soit entouré de créatures qui l’adorent. Il est le premier à parler des Séraphins : ils sont six ailes, pour se couvrir les yeux, les pieds et pour voler. Séraphin veut dire « brulant » et bientôt les premiers théologiens diront qu’ils sont tellement proches du feu, de la lumière, qu’ils sont brulants et ils crient – c’est notre sanctus – : « Saint, Saint, saint le Seigneur, Dieu de l’univers. » La prière que nous reprenons est celle des séraphins rassemblés autour du trône de Dieu.
Les anges sont toujours là à exécuter des messages que Dieu leur confie. Et quand on s’aperçoit qu’ils forment un chœur autour de Dieu, c’est pour vanter la gloire de Dieu de diverses manières. Ils sont donc porte-parole des desseins de Dieu, gardiens des hommes et ils présentent la prière des hommes auprès de Dieu. C’est quand même très sobre de la part de la Bible la plus ancienne de parler des anges.
Après l’exil
Maintenant, si vous voulez un peu plus de spectacle, vous serez comblés. Car, après l’exil à Babylone, au milieu du 6ème siècle, les exilés d’Israël auront rencontré cette vieille civilisation mésopotamienne qui connaissait une multitude d’êtres divins formant la cour céleste et aussi un monde de démons agissant contre Dieu et contre les hommes. Jusqu’à maintenant, on n’a pas beaucoup parlé des démons : c’est une question qui sera soulevée dans le discours après l’exil.
Que s’est-il passé pendant l’exil ? Le monde juif était mêlé à une civilisation païenne très religieuse et polythéiste. Le judaïsme a réussi à maintenir sa foi monothéiste et en même temps il ne pouvait pas être à l’abri des influences religieuses de ce milieu-là. Le temple a été détruit par Nabuchodonosor ; Dieu n’est plus présent au milieu de son peuple. Cela change un peu sa vision de Dieu et du monde. Dieu est tellement lointain maintenant qu’il n’habite plus parmi nous. On tend à multiplier les êtres intermédiaires et à se confier à eux, non pas pour remplacer Dieu mais pour en faire les traits d’union entre les hommes sur terre et Dieu dans le ciel.
Maintenant on va moins parler de l‘ange du Seigneur qui s’identifie pratiquement au Seigneur, l’existence des anges va prendre une tournure plus personnelle : ils deviennent des médiateurs obligés qui prennent leur place dans l’univers créé.
Un des premiers textes de l’époque, c’est le livre de Job tellement fort lorsqu’il évoque la souffrance humaine. Nous voyons Dieu trônant comme un monarque au milieu de sa cour. Il tient conseil. Ceux qui viennent à son conseil sont encore appelés : « les fils de Dieu ». « Le jour advint où les fils de Dieu se rendaient à l’audience du Seigneur. L’adversaire était là aussi au milieu d’eux » (Job 1,6). C’est Satan qui n’est pas encore relégué dans les enfers. Vous savez comment cela s’est passé : l’adversaire est venu demander à Dieu la permission d’aller tenter le pauvre Job. Dieu lui demande ce qu’il fait là. Il dit qu’il a l’habitude de « rôder » sur la terre (Job 6,7). Dieu lui donne la permission de mettre Job à l’épreuve. Vous entrevoyez la vision qu’on a maintenant de Dieu. Dieu ne peut pas être seul. Il est entouré d’une cour et il donne des ordres. Les anges, y compris l’Adversaire, sont chargés d’exécuter ces ordres. Il est aussi à la tête d’une armée céleste.
Raphaël
Dans un autre texte de l’époque, le livre de Tobie, nous voyons apparaître un autre ange avec son nom. Jusqu’à présent on n’a pas beaucoup rencontré les noms. C’est Raphaël, le premier dont le nom va être connu. C’est vraiment le premier modèle d’un ange gardien. Raphaël va s’intéresser à Tobie et à sa famille. Il dit : « je suis toujours prêt à pénétrer dans la gloire du Seigneur. » C’est un intermédiaire qui va parler de moi au Seigneur. Il va guérir Tobie de la cécité, sauver son fils de la persécution. Il dit à Tobie et à sa femme Sarra : « Quand tu priais toi et Sarra, c’est moi qui présentais vos suppliques à la Gloire de Dieu » L’ange est une sorte d’intermédiaire, de courroie de transmission, entre l’homme sur la terre et le ciel. Il va porter votre prière jusque devant Dieu.
On peut dire qu’à partir de ce moment-là dans la culture biblique, les anges sont les exécuteurs des desseins de Dieu. On ne peut plus imaginer l’homme directement face-à-face avec Dieu. Il faut que cela se passe par un intermédiaire et ces intermédiaires, ce sont les anges. Mais ce sont des anges pleins de sollicitude.
Le même Raphaël nous dit encore dans le livre de Tobie : « je suis l’un des sept anges qui se tiennent devant la gloire du Seigneur. » Ils sont donc sept. Voilà qu’apparaît le chiffre 7 fréquent dans la culture biblique. L’origine est probablement babylonienne ; on le retrouvera dans le livre de l’Apocalypse où les 7 esprits qui sont les esprits des Eglises sont devant la trône de Dieu.
Voilà pour l’époque postexilique.
L’Apocalyptique
Il va y avoir encore un développement et celui-là va être déterminant également pour l’époque de Jésus et du nouveau testament. C’est l’époque où se développe un genre littéraire qu’on appelle « l’apocalyptique », dont notre livre, l’Apocalypse, est un des exemples. Mais il y a beaucoup d’autres écrits apocalyptiques soit dans le judaïsme soit dans le christianisme. L’apocalyptique se développe dans un contexte bien plus particulier. Donc les juifs ont pu rentrer en Terre Sainte. Voilà qu’au deuxième siècle avant Jésus-Christ, sous la domination des successeurs d’Alexandre, d’abord des Lagides d’Egypte puis les Séleucides de Syrie, Israël est soumis à des cultures païennes qui voudraient éliminer le monothéisme d’Israël et imposer la culture grecque. Il y a une grande résistance du peuple juif et de ses leaders.
Qu’est-ce qu’il y a de spécial dans l’Apocalypse ? C’est toute une représentation mentale de l’univers et de l’histoire qui est mise en place et qui n’existait pas jusque-là. Cette représentation est caractérisée par le dualisme ou l’opposition. Il y a deux types d’opposition : temporelle et spatiale.
*Dualisme temporel : Nous vivons dans le temps présent ; le temps présent nous prépare au temps à venir : L’aiôn actuel/le temps à venir. Après le temps présent du monde, on attend un monde différent à venir.
*Et il y a un dualisme spatial. On se représente l’être divin et les êtres angéliques comme situés au-delà du monde physique. Ils sont au-delà et nous sommes en-deçà. Et cela va se préciser.
Le premier livre du genre apocalyptique de la Bible est le livre du prophète Daniel. Nous y voyons le trône de Dieu entouré de centaine de milliers d’anges. Je cite : « Des milliers de milliers le servaient, des myriades de myriades se tenaient devant lui. » (Dn 7,10) Autrement dit, le monde angélique devient pléthorique. Et il est aussi organisé et hiérarchisé. Le rôle de ce monde angélique, c’est de révéler à ceux qui sont en bas, sur la terre, les mystères du monde céleste, de la création et de la fin des temps. A côté de cette multitude d’anges on voit aussi prospérer une multitude de démons. Cette vision dualiste de la création va nourrir la piété populaire jusqu’à l’époque de Jésus. Et donc les anges sont – on ne sort pas du monothéisme et heureusement – sont des manifestations de la puissance créatrice de Dieu, des intermédiaires obligés entre notre monde qui est pas mal dégradé et le monde céleste.
Daniel nous révèle aussi un autre nom d’ange. Jusque-là on ne connaissait par son nom que Raphaël. Toute la Bible ne connaîtra que trois noms d’anges : les fameux archanges. Raphaël qui était le protecteur de Tobie ; Gabriel comme interprète des visions et on le retrouvera à la naissance de Jésus ; il parle également de Mickaël, Michel : c’est l’ange de Yahvé qui mène le combat contre le démon, contre les ennemis d’Israël. Cette nouvelle vision de l’importance des anges va permettre de réinterpréter l’histoire antérieure de la Bible. C’est ainsi qu’on découvre chez les rabbins de l’époque du premier siècle avant Jésus-Christ l’idée selon laquelle avant de créer le monde, Dieu a pris conseil de ses anges. Ils ont aussi assisté au don de la Loi à Moïse. Saint Paul dira lui-même : la loi a été promulguée par les anges. (Gal 3,19). Les anges reçoivent tout d’un coup un rôle considérable dans l’ensemble de l’histoire du salut. On dit aussi qu’ils règlent les éléments de la nature. Il n’y a pas un orage qui se développe sans que les anges l’aient provoqué. Ils conduisent aussi les peuples, protègent les hommes et ils connaissent ce qui est encore caché. Et lorsque le moment vient il leur appartient de révéler aux hommes les desseins de Dieu. Dans cette littérature apocalyptique, dans le livre des Jubilés et surtout le livre d’Enoch, nous avons une explication de ce dont je n’ai pas parlé jusqu’à présent : la chute des anges.
L’ange mauvais, les démons, d’où viennent-ils ?
Il faut aller regarder dans la littérature parabiblique qui fournit des explications sur l’origine des anges mauvais. Mais on y trouve aussi des développements sur l’activité des anges, si nombreux qu’il faut bien les occuper. Selon la Bible, il existe soixante-dix nations. (Aujourd’hui, à l’ONU, il y en a un peu plus…) Chacune a son gardien particulier, le gardien de la nation. De même on va s’apercevoir que chaque personne a son ange gardien. Egalement dans cette littérature apocalyptique, on voit se développer la vision des sphères célestes qui se superposent. Il y en a sept. Et lorsque une personne meurt, son âme doit traverser les sept sphères célestes pour se hisser jusqu’à Dieu et chaque fois elle doit donner le mot de passe à l’ange qui est préposé à chaque sphère. Il y a ainsi un compliqué filtrage avant l’admission au paradis.
En tout cas, les anges reçoivent un rôle dans le développement de l’histoire du salut. Ce courant apocalyptique est représenté au plus haut degré dans la communauté de Qumran qu’on appelle aussi les Esséniens : les Esséniens sont dualistes, les Esséniens voient le monde organisé entre les fils des ténèbres et les fils des Lumières. Et tous les combats que se livrent les hommes sur la terre reflètent les combats des bons anges contre les mauvais. Qu’attendent les Esséniens qui sont des croyants fervents ? Que les bons anges combattent de leur côté. En réalité, ils font de l’opposition à l’occupant romain. Ce n’est pas rien. Dans un texte du règlement de la guerre on lit ceci : « Ce jour est son œuvre, pour abaisser le prince de l’empire de l’impiété, au lot qu’il a racheté, il enverra un secours décisif grâce à la puissance du grand ange, le serviteur de Michel grâce à la lumière éternelle. »
On est dans une invocation de l’ange de Lumière pour venir à l’aide aux Esséniens dans leur tentative de se libérer sur terre de l’empire du Mal. Avec cette littérature qui foisonne à Qumran on va découvrir des catégories d’anges qui sont reprises dans le Nouveau Testament. Des noms qu’on lit quelques fois chez Saint Paul : les archanges, les autorités, les chérubins, les principautés, les puissances, les séraphins, les vertus… Ce sont des catégories angéliques. Et tout ce développement de l’angélologie prend toute sa place à l’époque de Jésus. Mais avant d’en arriver là, je vous cite un passage de Saint Paul cité dans le livre des Actes. A l’époque de Jésus, le courant pharisien, qui était dominant dans le judaïsme, a repris à son compte l’angélologie qui lui venait du courant apocalyptique. Les seuls à s’y opposer, c’étaient les Sadducéens. Saint Paul dit : « les sadducéens soutiennent qu’il n’y a ni résurrection, ni ange, ni esprit tandis que les pharisiens en professent la réalité. » (Ac 23,8)
Pour bien comprendre le langage concernant les anges il faut avoir à l’esprit la topographie du cosmos selon l’apocalyptique. Vous avez tout en haut les cieux ; sous les cieux, sous le firmament, vous avez la terre ; et sous la terre le monde des enfers. L’enfer, c’est le séjour des morts.
Nous avons des descriptions de ce monde céleste. Comme je vous l’ai dit, Dieu est dans la septième sphère. A chaque sphère, un ange préside aux destinées de la sphère. En soi, ce n’était pas très original. (Chez Platon, il y avait huit sphères célestes déterminées par les sept planètes et les étoiles fixes.
Sur l’existence de ces sphères célestes, je suis frappé par une citation de Saint Paul. Alors qu’il avait eu une vision, il dit : « je fus élevé jusqu’au troisième ciel… Je fus enlevé jusqu’au paradis. » (2 Co 12,2-4) L’existence d’un ciel au-delà de l’univers des étoiles, de l’univers matériel créé, c’est le ciel angélique au-delà duquel il y a le ciel divin. C’est une donnée qui nous est maintenant familière.
Le ciel comprenant ces sept ou ces trois sphères, selon les auteurs, est limité par le firmament. Le firmament, c’est la frontière entre l’univers céleste angélique et l’univers matériel auquel nous appartenons. Entre le firmament et la terre, les anges ne circulent pas. Ce domaine est celui des anges déchus qui empêchent les âmes de monter au ciel, pour les tirer vers le bas. La terre, c’est le domaine des hommes. Souvenez-vous de ce que dit le psaume : « les cieux appartiennent au Seigneur, mais la terre il l’a donnée aux hommes ».
Or dans toutes les représentations apocalyptiques, le monde humain sur terre doit lutter contre les anges déchus qui sont tombés sur la terre. Un exemple très simple. Vous savez, quand les apôtres reviennent après avoir prêché, ils rendent compte de leur mission à Jésus qui leur dit : « Je voyais Satan tomber du ciel comme l’éclair. » (Luc 10,18). La prédication du royaume de Dieu fait tomber Satan. Mais ils n’auraient pas dit cela s’il n’y avait pas l’idée qu’il est accroché au firmament. Il se déplace entre le firmament et la terre.
Enfin il y a la partie du monde sous la terre : c’est le domaine des morts, le shéol, l’hadès, le séjour des morts. Là, il y a deux sections : la section des justes et qui attendent une délivrance. Le samedi saint, Jésus mort descend partager la condition des personnes mortes pour les entrainer dans sa résurrection. Et il y a la section des impies.
Dans le Nouveau testament
Lorsque nous parlons des anges, il faut avoir à l’esprit toute cette organisation du monde céleste, de ce monde angélique très présent dans le Nouveau Testament. Les anges y occupent une place bien plus grande que dans l’Ancien Testament, selon la représentation que s’en donnait le courant apocalyptique.
Avec l’incarnation du Fils éternel par qui tout a été créé, les choses vont se positionner entièrement par rapport à lui, y compris l’univers angélique.
Ainsi les anges sont très présents à la naissance de Jésus et à la résurrection de Jésus. Mais ils sont aussi présents dans l’enseignement que Jésus donne et c’est sûrement là la plus grande attestation de l’existence des anges et de leur rôle. Lorsque Zacharie reçoit l’annonce du Seigneur qui lui dit qu’Elisabeth aura un fils, c’est un ange qui intervient. L’ange Gabriel est envoyé à Marie dans cette magnifique page de l’annonciation, une des scènes les plus connues du Nouveau Testament. Un ange apparait aussi à Joseph dans l’annonce faite à Joseph : « Ne crains pas de prendre chez toi Marie. » Autrement dit lorsque le dessein de Dieu se précise et qu’il est totalement inattendu, personne ne peut imaginer ou anticiper l’incarnation du verbe éternel. Pour que cette annonce puisse se réaliser, l’Ecriture nous met en présence de la médiation d’un ange. C’est Gabriel qui a été envoyé porter l’annonce à Marie.
De même à la naissance de Jésus, comme nous le chantons chaque année à Noël, l’ange du Seigneur dit aux bergers : « soyez sans crainte ! » Et dans la suite du texte, avec l’ange une armée céleste chantait les louanges de Dieu. J’ai regardé tout à l’heure : plethos stratias, il s’agit bien de « la plénitude de l’armée du ciel ». C’est cette image de l’armée céleste autour de Dieu. Voici que toute l’armée du ciel chante les louanges de Dieu.
Vous avez aussi la présence de l’ange dans l’Evangile de ce dimanche, surtout dans la version de Luc et de Matthieu. Une fois tenté par le diable au désert, Jésus est servi par les anges. Qu’est-ce que cela veut dire ? Comme il a fait le bon choix de rester fidèle au projet que le Père a sur lui, l’ange est là pour exprimer qu’il est dans la ligne de ce que Dieu attend de lui.
De même les anges annoncent la résurrection. Dans l’Evangile de Matthieu : c’est « l’ange du Seigneur » qui était assis sur la pierre du tombeau roulée. Ailleurs, dans Saint jean, c’est Marie de Magdala qui voit deux « anges » vêtus de blanc assis à l’endroit où le corps avait été déposé. Dans le livre des Actes, on a l’autre expression classique biblique : « deux hommes vêtus de blanc ». Ce sont des êtres célestes.
L’ange est présent lorsque Dieu veut nous faire connaître son dessein et que nous sommes prêts à l’accueillir. Comme c’est une annonce qui ne rentre pas dans nos catégories, l’intervention de l’ange manifeste que c’est bien la volonté de Dieu qui vient se déployer. Il faut prêter attention aux passages où Jésus parle directement des anges. Par exemple lorsque il dit : « ne faites pas de mal à ces petits car leur ange voit la face du Père ». Les anges se réjouissent de la conversion de chaque pécheur. Et dans le récit de la passion de Jésus, à celui qui a frappé le serviteur du grand prêtre, Jésus dit : « Rentre ton épée, car tous ceux qui prennent l’épée périront par l’épée. Crois-tu que je ne puisse pas faire appel à mon Père ? Il mettrait aussitôt à ma disposition plus de douze légions d’anges. Mais alors, comment s’accompliraient les Écritures selon lesquelles il faut qu’il en soit ainsi ? » (Mt 26, 52-54).
Jésus utilise la catégorie angélique pour nous introduire dans le dessein de salut de Dieu.
Enfin Jésus utilise le langage des anges pour parler de la fin des temps. Comme la fin des temps, nous ne pouvons pas nous la représenter, nous n’avons pas de catégories pour cela, c’est par un message céleste qu’une révélation peut parvenir jusqu’à nous.
Le rôle des anges à la fin des temps est considérable. Les apocalypses synoptiques et notre livre de l’Apocalypse mettent en scène le rôle des anges à la fin des temps. Ainsi Le fils de l’Homme enverra ses anges moissonner, le fils de l’Homme va venir avec ses anges dans la gloire de son Père, et les anges seront actifs au moment du jugement. Ils vont séparer les justes et les méchants. Le Fils de l’Homme venant sur les nuées du ciel enverra ses anges avec la trompette, etc. Le jugement final met en œuvre toute la puissance divine qui fait comparaître toute la création. . De même dans le livre de l’Apocalypse.
C’est chez notre théologien Saint Paul que l’on trouve la réflexion la plus poussée sur le rôle et l’existence des anges. Il y a deux directions dans la pensée de Saint Paul : d’abord, il rend attentif aux catégories angéliques qui sont restées hostiles à Dieu pour nous dire que le Christ les a vaincues. Ces catégories qui portent les noms de principautés, dominations, puissances, trône… se sont émancipées de Dieu et ont cherché à lui faire opposition. La victoire du Christ les a anéanties. Ceci est extrêmement important. Ailleurs Paul nous dit que dans la vie du chrétien, il faut résister. Lorsqu’on résiste à la tentation, lorsqu’on résiste au mal d’une manière ou d’une autre, « ce n’est pas contre des adversaires de chair et de sang que nous avons à lutter mais contre les principautés, les puissances, les régisseurs de ce monde, les ténèbres, contre les esprits du mal ». La tentation est toujours provoquée par un esprit d’opposition à Dieu. Or ces esprits sont maintenant vaincus.
La deuxième direction de la pensée de Paul, c’est que le Christ incarné maintenant ressuscité est supérieur aux anges qui lui sont soumis.
Montrer la supériorité du Christ sur les anges, c’est se demander si les anges existeraient si Dieu n’avait pas créé en même temps notre humanité, le monde charnel, le monde imparfait. Est-ce que les anges ne sont pas là justement pour préparer l’humanité à regarder ce monde qui nous attend.
En disant que le Christ est supérieur aux anges, l’apôtre dit en même temps que les disciples du Christ jouiront d’une gloire supérieure à celle des anges. Car, dit-il, « ce n’est pas à des anges qu’il vient en aide mais c’est à la descendance d’Abraham ».
Pour les anges, les hommes c’est en dessous de tout, très inférieur à leur situation.
Les anges ne pouvaient être que surpris, pour ne pas dire choqués, que des créatures aussi imparfaites que nous, puissent être l’objet d’une telle sollicitude de la part de Dieu qui envoie son fils partager cette existence.
Le Christ n’est pas devenu un ange, il est devenu un homme. Saint Paul va développer ce thème : l’incarnation rédemptrice a été cachée aux anges. Les principautés, puissances, etc. « en ont eu connaissance maintenant par le moyen de l’Eglise ». Ils ont découvert que Dieu avait un dessein de salut qui incluait aussi la sphère terrestre, la sphère de l’humanité tellement imparfaite. Cela n’a pu que surprendre le monde angélique.
La prochaine fois, on parlera de l’origine des anges.
Nous terminons par cette prière qui se trouve à l’office des complies.
Nous t’en supplions, Seigneur, visite cette maison, et repousse loin d’elle toutes les embûches de l’ennemi ;
que tes saints anges viennent l’habiter pour nous garder dans la paix; et que ta bénédiction demeure à jamais sur nous.
Par Jésus, le Christ, notre Seigneur. Amen »